La Joie de lire est une maison d’édition suisse francophone créée en 1987 par Francine Bouchet quelques années après qu’elle ait repris à Genève l’une des premières librairies spécialisée jeunesse du même nom. Elle y publie principalement des albums illustrés mais aussi des romans jeunesse et quelques bandes dessinées. Certain.e.s de ses auteurs et autrices phares ont peu à peu laissé apparaître la ligne éditoriale de la maison, comme Albertine, Wolf Erlbruch ou Rotraut Susanne Berner, aux côtés desquel.le.s sont publié.e.s autant de rééditions intéressantes comme celles de titres de Gianni Rodari ou Leopold Chauveau que d’auteurs et autrices plus récent.e.s y développant leur travail, comme Victor Hussenot ou Violette Vaïsse notamment.

Suzanne Heller est née aux États-Unis en 1945 où elle est surtout connue pour cet album, publié originellement en 1965 sous le titre de Misery alors qu’elle avait 20 ans et était présentée comme une simple employée de bureau, et ses suites, non encore traduites en français. Elle est depuis devenue artiste et expose dans plusieurs galeries américaines.

Les Petites Misères est un album de petit format à l’italienne s’ouvrant par le haut et répertoriant nombre de mésaventures et malheurs enfantins. Ce recueil évoque tant le moment où il y a une balançoire de moins que d’enfants qui jouent, celui où l’on est le dernier à perdre ses dents, celui où sa bretelle de salopette trempe dans les toilettes ou encore celui où sa glace tombe par terre. Voilà une litanie d’infortunes et de plaintes enfantines comme tant de chagrins ou de hontes amplifiées par la répétition mais qui peuvent sembler bien peu graves aux yeux d’adultes peu compréhensifs. La liste fonctionne par l’anaphore utilisée autour de chaque double page. La page du haut, sur fond rouge, voit apparaître le texte en deux temps, commençant par « Misère, quand tu… » puis, en plus petit, « et que… » etc. Selon les situations, cela apporte un effet de contraste, de retournement, de fausse joie ou d’accumulation. En réponse, la page du bas propose à chaque fois une illustration sobre en noir sur fond blanc sans décors ou presque. L’enfant principal, à qui il arrive la mésaventure, y montre une mine déconfite par un grand sourire inversé dénotant tant de tristesse que de désarrois tandis que les autres enfants éventuellement présents sourient bien haut, moqueurs ou simplement inattentifs à son malheur.

Par cette édition près de 60 ans après l’originale, l’on s’aperçoit de l’universalité du propos de l’autrice mettant en scène la tragi-comédie de l’enfance toujours aussi réelle de nos jours. Ici, seuls les vêtements des enfants peuvent les situer dans les années 60, entre salopettes, cols claudine et chaussettes hautes. Ce qui est souvent perçu comme de petits malheurs ou déceptions est ici montré avec toute l’ampleur que cela peut prendre à hauteur d’enfants. L’insouciance attachée à l’enfance en est toute relative, lestée du fardeau de toutes ces infortunes dans leurs relations avec les autres enfants. Les textes de Suzanne Heller sont rédigés à la deuxième personne du singulier, comme une adresse au lecteur, pris à partie de cette bande d’enfants. Elle parle en cela autant aux plus jeunes qui s’y reconnaîtront qu’aux adultes qui pourront y percevoir avec nostalgie leurs jeunes années ou les enfants qu’ils côtoient.

Ce livre représente la sorte de monde clos de l’enfance régi par ses propres règles. Sont montrées les mésaventures dans la fratrie, la cour de récréation ou l’aire de jeux hors de la présence des adultes qui n’y sont jamais montrés. S’ils ne sont pas témoins de toutes ces péripéties, c’est surtout qu’ils ne les réalisent même pas comme telles, rendant insignifiants à leurs yeux les malheurs enfantins et leur portée. Ne sont pas prises au sérieux ces infortunes pourtant pas si anodines, entre cruauté enfantine, incompréhension et solitude. Cela est bien vite compris par les enfants qui règlent alors cela entre eux, jusqu’à la dernière double page du livre : « Misère, quand les adultes ne réalisent pas, parfois, combien malheureux peuvent être les enfants ». Si cela peut sembler triste, beaucoup d’humour et d’ironie se dégagent de la lecture de ce livre par cette accumulation de situations, de petits cailloux que les enfants trainent derrière eux. Il y a là de l’exutoire, comme une liste que l’on pourrait continuer dans un mélange de délice et d’amertume.

Ce livre est porté par une très belle fabrication avec une reliure apparente à bords francs, une couverture en carton brut et l’alternance des pages de texte d’un fond rouge vermillon et des pages d’illustrations blanches. Les dessins de Suzanne Heller sont simples et saisissants, d’un style faussement naïf renvoyant aux dessins d’enfants eux-même, ce qui renforce tout l’humour et la cruauté des saynètes qui nous sont montrées. Les enfants y sont édentés, mal coiffés, dégingandés, maladroits et moqueurs, ce qui les rend aussi amusants qu’attendrissants. Un jeu est fait sur leurs sourires représentés par de simples arcs de cercle à l’envers ou à l’endroit comme tant de grimaces ou de railleries. L’on peut penser alors tant aux Enfants Fichus d’Edward Gorey qu’aux enfants du film Le Village des damnés de Wolf Rilla, œuvres toutes deux marquantes du début des années 1960.

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